Le monument du Borobudur se trouve en plein centre de l’île de Java, en Indonésie. Java est une des grandes îles de cet étonnant archipel d’environ 13.000 îles entre la mer de Chine, le Pacifique et l’Océan Indien. Cette île volcanique, au ciel souvent chargé de vapeurs sulfureuses échappées des centaines de volcans qui en constituent la colonne vertébrale. Au centre de l’île, adossée au Gunung Ajamajam haut de 1022 m, qui lui barre la vue sur l’Océan Indien au sud, se dresse la colline du Borobudur.
La mer de Java, qui sépare la grande île de Bornéo au nord, ne se trouve guère qu’à 75 km à peine du monument, qui communique avec elle et les ports lointains par l’anse largement échancrée de Semarang. À moins de 25 km au sud-est se trouve l’ancienne capitale des sultans du centre de Java, Jogjakarta. Mais au sud-ouest du Borobudur s’ouvre vers l’Océan Indien une autre plaine qui débouche sur la mer libre par une autre plaine plate et longue, peu propice à l’établissement de ports.
Le site forme une sorte d’immense cirque montagneux aux cimes adoucies par une végétation luxuriante, au ciel souvent ennuagé de panaches issus des volcans. La majesté de Borobudur est chose immense, mystérieuse, inconcevable, et cependant, comme il fascine ! Il nous écrase par le sentiment de notre incapacité à en donner une exacte description, les énigmes qu’il nous pose sont trop nombreuses et trop grandes pour que nous les résolvions: malgré tout, il exerce sur nous un charme si puissant, il se saisit si bien de notre esprit, qu’on se sent irrésistiblement poussé à employer toutes ses forces à découvrir au moins un peu de sa nature.
Le lieu choisi pour ce hymne grandiose à l’esprit et aux hommes nous pose la première et la plus irritante énigme. Pourquoi les souverains de cette île de Java choisirent-ils ce lieu à la limite orientale de leur empire, en dehors de toute route commerciale, et dans un site si retiré qu’aucun voyageur chinois ou autre, n’en fit jamais mention ?
Java est comme un grand navire lancé entre l’océan et la mer de Chine, aux proportions parfaites pour naviguer entre terre et ciel. Une armature de volcans et de sommets en feu soutenant une terre riche, un climat tropical mais pondéré, de fervents et opulents souverains bouddhistes, et voilà que sont réunies les conditions pour que Java devienne, à la fin du VIIIe siècle, une terre bénie des dieux, où, effectivement, ceux-là semblent se trouvent chez eux. Cependant, si Borobudur est le plus grand monument en pierre de Java, il n’est pas le premier, ni le seul. Mais le Borobudur est le seul monument de son type dans le monde bouddhique.
Est-il un simple stupa aux bases décorées, un sanctuaire en un lieu sacré, un témoignage de la foi des souverains de la dynastie des Shailendra, un mandala? Tout cela à la fois, probablement. N’aurait-il été qu’un relais sur un itinéraire mystique reliant tous les lieux d’Asie sanctifiés à cette époque par la parole du Bouddha ? Et si cet itinéraire avait bien été réel ? Si tous les temples et les sanctuaires, rassemblant autour leur symbole les foules de pèlerins dévots, n’étaient pas isolés les uns des autres, mais reliés entre eux comme le seraient les maillons d’une chaîne sacrée et initiatique tout à la fois ?
Il est indéniable en tout cas que le Borobudur est un monument si remarquable dans sa forme comme dans sa décoration, pour ne pas parler de sa signification symbolique et religieuse, qu’on ne peut que souhaiter à tout homme, curieux de le connaître, de le découvrir dans ses détails comme dans sa complexité. Borobudur n’a son équivalent nulle part dans le monde. Il est construit, taillé, sculpté dans une pierre volcanique foncée, l’andésite bistre. Elle constitue le sol même d’une grande partie de l’île, formée par les émanations des volcans tel le Merapi dressant son cône presque parfait à l’horizon.
Immense pyramide aplatie contrastant avec les cimes pointues des volcans qui l’entourent, le Borobudur figure une image du cosmos tel que le concevaient les bouddhistes de la fin du VIIIe siècle à la fois représentative du ciel et de la terre, mais en même temps symbolique de l’union des deux à travers l’enseignement du Bouddha.
En un mot, vue de haut, la pyramide devient mandala. C’est un livre de pierre destiné à enseigner les hommes, à leur permettre de suivre le chemin vers la perfection, vers l’harmonie. Un mandala est, à l’origine, un diagramme dessiné sur le sol, ou sur une tenture, parfois une sculpture, alliant la forme carré assignée à la terre et à toute la création terrestre, et cette création à la voûte circulaire du ciel visible, symbolique du Tout divin.
Cette figure géométrique conçue par des hommes à l’image de leur univers, s’inscrit ici dans un cadre grandiose: c’est comme si les bâtisseurs du Borobudur avaient voulu sceller de manière définitive l’harmonie existant entre la terre des hommes et le ciel des dieux en un gigantesque orgue cosmique, dans lequel les résonances des formes ferait vibrer les forces de vie essentielles au devenir du monde.
Borobudur marque le centre même de l’île. La proximité de ce centre a incité les souverains Shailendra à établir en ce lieu un centre du centre, toute l’île et par extension tout le monde visible constituant alors, autour de lui, le véritable mandala universel, le monument n’en étant que qu’une réduction symbolique.
Ce centre ultime domine lui-même le monument : c’est un stupa de 11 m de diamètre qui couronne tout l’édifice, c’est ce stupa terminal qui donne tout son sens au monument, la montée graduelle vers ce centre inaccessible et qui est matériellement inexistant car il ne contient rien, nous fournit la clé ultime de ce mandala de pierre.
C’est la Vacuité universelle qui, seule, a une réalité permanente, tout le reste n’étant, que pure illusion des sens.
C’est le vide métaphysique qui symbolise la Réalité une et fondamentale de toutes les réalités, de toutes les créations et de toutes les énergies qui, par essence, sont impermanentes. Borobudur est aussi une image à la fois physique et métaphysique, comme si le Rien devait, pour être, s’appuyer sur les assises immuables et éternelles du Tout.
Aussi Borobudur n’est-il pas un temple, un lieu de culte, un sanctuaire : on n’y vient pas prier, mais simplement s’y plonger dans un univers spirituel. C’est un lieu magique, une gigantesque antenne recueillant forces et pensées et les condensant en un enseignement dispensé par degrés, les notes, de plus en plus pures et silencieuses, qu’on gravit les uns après les autres jusqu’au terme d’un merveilleux voyage ascensionnel vers l’Ultime Vérité.
Borobudur fut créé pour vibrer à toutes les variations de la lumière. Il ressemble à une goutte de rosée sur une fleur de lotus et qui réfléchit sans fin les rayons du soleil les brisant en une infinité de couleurs. Car Borobudur est tout entier construit vers l’extérieur : ses galeries à ciel ouvert couronnées par des effigies du Bouddha serpentent comme les méandres de l’esprit humain et, par des chemins étroits, sont reliées entre elles, les unes après les autres, jusqu’aux cercles peuplés de Bouddha cernant la Réalité ultime, le sommet de montagne. Car le stupa terminal résume à lui seul tout le monument.
Reflétant la lumière, il est la Lumière ; reflétant le ciel, il est le Ciel. Mais un ciel qu’il ancre solidement à la terre, comme les 4 pieds d’une bête dont la tête unique se dresse vers le firmament.
Borobudur en lui-même est un orgue de lumière, un instrument magique permettant de relier le ciel à la terre, une science des transparences manifestées dans la pierre, et cela seul est magnifique. Cependant, il est encore plus une cosmogonie palpable, une philosophie, un élan prodigieux vers l’Absolu. Un Absolu qu’il est possible d’atteindre en parcourant les galeries et en s’élevant, degré par degré, vers le centre de l’univers, qui est le centre en chacun de nous.
Ainsi, jamais le mariage du matériel et de l’immatériel ne fut plus évident, jamais la beauté, la sagesse, la science et la méditation n’auront à ce point constitué un seul et un même tout. L’homme et la nature, le matériel et le spirituel, tout ici converge pour que la beauté et la perfection des formes réalisent la pure vision d’une Ultime Réalité.
La raison d’être de cet hymne grandiose à la Perfection est inscrite partout. Borobudur est une spirale dont la pointe serait le stupa terminal. Le pèlerin, le chercheur de vérité gravit pas à pas cette spirale initiatique, ce labyrinthe de l’esprit, et avance ainsi, lentement, jusqu’au sommet, en tenant toujours le centre à sa main droite, en un rite de vénération millénaire, imitant la course du soleil. Ce faisant, son voyage s’étend à tout l’univers connu, et débouche sur l’ineffable.
Il ne fait alors plus qu’un avec l’Univers, car il réalise ici son propre sens, sa propre giration autour de son centre. En un mot, il s’identifie à l’univers, il devient le cosmos, et son esprit, dégagé des limitations, devant l’infini et toutes ses manifestations.
Il atteint l’état de la Bodhi, celui de l’éveil parfait, comme l’atteignit, voici 2.500 ans, le Bouddha Gautama. Ayant alors réalisé en lui la nature de Bouddha, il est le Bouddha.
Celui qui parcourt, jour après jour, heure après heure, tous les niveaux de Borobudur, ne voit plus à la fin, au lieu des images des Bouddha, que les jeux de la lumière.
Dorée ou argentée, sombre ou infiniment nuancée, changeante comme celle d’un joyau, elle se reflète sans fin sur les pierres, les fait chanter et vibrer de toutes les couleurs de prisme. Chaton de bague aux dix milles éclats, il se présente à nous terni par les siècles qui ont effacé ses couleurs primitives. Quel émerveillement cela devait être lorsque, aussitôt achevé, il apparaissait scintillant des couleurs, des ors et des blancheurs dont il était revêtu ! Sculpté à l’image d’une immense fleur de lotus, il symbolisait alors, comme celle-ci, l’indicible pureté de l’âme débarrassée de ses souillures terrestres. Et l’on se prend à penser que c’est le miracle que ce bijou spirituel de pierre ait subsisté.
À peine un siècle après son achèvement, vers 860, par les caprices des changements de dynastie, le site est déserté et le monument délaissé. Les hommes ont changé de foi avec leurs maîtres et oublié la signification profonde du monument, perdant de vue le fait que, dépassant les religions et les croyances, il était, avant toute chose, un hymne grandiose à l’univers.