Trois niveaux de Réalité

 


Le pèlerin qui fait l’ascension spirituelle du Borobudur est invité à parcourir symboliquement les différents états de l’être et à réaliser par cette ascension la finalité de la vision ultime qui, comme la pointe du stupa couronnant l’édifice, est au-delà des mots comme des concepts.

 Ce symbolisme, celui des trois niveaux, représenterait donc le monde des désirs, celui des formes, et celui du sans-forme, comme le veulent les traditions, mais aussi comme les modèles de la physique contemporaine appréhendent l’univers.



Le premier niveau, appelé kamadhatu, représente le monde des sens, des désirs et des passions. Il est constitué par les deux premiers étages. Ce plan est donc celui de l’ego. C’est un mode linéaire, c'est-à-dire dualiste (la cause et l’effet) qui rend l’homme victime de ses propres désirs, tant qu’il ne voit pas la Réalité dans son essence, mais la juge uniquement d’après le seul témoignage de ses sens.

Ce monde des désirs, qui est celui des hommes ordinaires, est illustré par les bas-reliefs de la plinthe cachée par le grand soubassement rapporté. Ce monde est invisible pour ceux qui font le pèlerinage du Borobudur et qui ont dépassé les notions du Bien et du Mal.

Les scènes des bas-reliefs de ce soubassement illustrent en effet la loi du Karma, c'est-à-dire des Causes et des Effets, les mauvaises actions comme les bonnes ayant nécessairement des conséquences, mauvaises ou bonnes.

L’ensemble décrit donc le cycle sans fin et répétitif des naissances et des morts, les châtiments expiatoires des actions jugées mauvaises, et des bonnes naissances récompensant les actions justes.

Cette loi du Karma existe tant que l’homme ne s’est pas délivré des désirs (Causes) qui produisent les Effets (plaisirs et tourments). C’est le Samsara bouddhique, la roue des existences qui provoque la chaîne des existences illusoires dont il convient de se libérer.

L’action initiale est généralement décrite sur le côté droit du panneau, et ses effets (bons ou mauvais) sur le côté gauche. Ainsi, des hommes jetant des poissons et des tortues dans un chaudron afin de le faire cuire se retrouvent-ils à leur tour rôtis sur le feu de l’enfer : c’est là la loi de l’analogie. Un matricide plonge la tête la première dans les flammes infernales. De même, le refus de faire l’aumône engendra la pauvreté. Ces différents exemples illustrent également la loi de compensation, toute chose appelant d’elle-même son effet opposé.

Une vie courte sera le résultat d’une vie antérieure pendant laquelle l’être se sera conduit comme un criminel, un chasseur, ou sera rendu complice d’un crime. Ce qui est illustré par des scènes de la maladie ou de la mort d’un enfant, d’un avortement ou encore par la vue d’un cimetière.

D’autres bas-reliefs illustrent la renaissance dans une basse caste d’un pécheur ayant appartenu à l’aristocratie. Ce sont donc des illustrations de la loi des Causes et des Effets (Karma). Selon la doctrine hindo-bouddhique, l’homme fait sa perte ou son salut.
 
Il n’existe donc pas de Dieu de colère ou de compassion devant punir ou au contraire récompenser les actes des hommes. C’est une implicite mise en garde contre toute action jugée mauvaise par la philosophie bouddhique. Le mal et le bien apparentent à la structure binaire quand ils s’opposent, car le monde dualiste perçu par les hommes est en lui-même une conception illusoire, absurde et irréaliste de ce qui est. 

Celui qui ne peut réaliser cela est voué à l’opposition des contraires et va nécessairement à l’encontre des lois de la nature et de la sagesse. Il sera donc soumis à la loi de rétribution qui  conditionnera ses existences futures. Les scènes du Borobudur montrent le fonctionnement de la loi des Causes et des Effets, du Karma individuel.

Nombreux cependant sont illustrés des actes qui ne se présentent pas comme ayant nécessairement des effets catastrophiques mais aboutissent simplement à une renaissance dans un statut inférieur, en général une basse caste. Une description de tous les bas-reliefs, panneau par panneau, serait fastidieuse et sans intérêt, seul l’ensemble historié est intéressant.










Le deuxième niveau, ou Rupadhatu, symbolise le monde des formes, c'est-à-dire du Soi multiple. il est constitué par les terrasses carrées.
Il est tout à fait remarquable que ce deuxième niveau soit précisément celui qui constitue l’essentiel du pèlerinage initiatique du Borobudur, puisqu’il comporte, sur 4 degrés de galeries, des milliers de bas-reliefs illustrant l’essentiel de la philosophie bouddhique. 

Ce long pèlerinage est certes effectué sous le ciel, mais il est néanmoins isolé du monde extérieur par de hautes balustrades qui interdisent la vue du paysage alentour, comme celles des galeries supérieures et inférieures, ce qui permet une meilleure concentration de l’esprit sur la signification profonde des scènes représentées sur les bas-reliefs. La lente progression du pèlerin qui se poursuit en une sorte de spirale représente une ascension à travers le monde des formes, c'est-à-dire à travers les multiples états de conscience. 


Alors que le premier niveau représente le monde immédiatement perceptible, le second associe la multiplicité des représentations, le continu du voyage au discontinu des formes. Il n’y a pas plus de localisations sur un seul plan mais, sur des plans successifs qui intériorisent constamment la relation de l’un et du multiple. On pourrait aujourd’hui associer ce deuxième à l’aspect quantique de la Réalité qui ne permet pas de localiser effectivement un point ou un objet précis dans l’espace. Toute localisation n’est qu’une entité conceptuelle.

Autrement dit, le soi n’est pas lié au temps continu, mais au temps vibratoire ou discontinu qui est celui de la conscience et de ses modes de représentation. Précisément, au Borobudur, comme dans toutes les traditions, le symbole du voyage est celui de la conscience qui se déroule elle-même au travers de la multiplicité des représentations propres aux états de l’être.

Dans le domaine des apparences et des formes (rupadhatu) et dans celui du sans-forme résident les dieux de méditation, émanations spirituelles du Bouddha immanent : ces dieux de méditation, attribués aux horizons, car ils sont universels, sont alors représentés par les Bouddha des balustrades des galeries. 

Les divinités affranchies de tous les désirs, mais qui peuvent néanmoins apparaître encore aux hommes sous des formes diverses,  résident dans le plan supérieur, dans le mode des formes.

Elles sont réparties en 4 étages correspondant à leur degré de méditation et à leur état psychique, chaque étage comprenant plusieurs étages. Ce sont ces 4 étages qui ont fait assimiler les 4 galeries du Borobudur au monde des formes.







Le 3e niveau nommé Arupadhatu serait constitué par les 3 cercles concentriques où se placent les 72 Bouddha recouverts d’un stupa ajouré. Ils n’apparaissent qu’au travers de l’une des fenêtres en losange ou en carré qui s’ouvrent dans la masse des stupa.

Contrairement aux Bouddha qui s’étagent sur les 5 niveaux précédents et regardent tous vers l’extérieur, les 72 Bouddha du 3e niveau symbolisent le secret du monde intérieur, autrement dit, un monde dépouillé des formes, à la fois présent mais caché. Ces Bouddha évoquent la forme sans forme. 

Le 3e niveau représente de ce fait l’état où l’être et le non-être sont réalisés et s’associent. C’est la vision la plus élevée à laquelle puisse atteindre un être en ce monde.

Au-dessus de lui, l’énorme stupa central élève sa formidable masse, jusqu’au point ultime, symbole de l’être, de l’alliance du visible et de l’invisible ou de l’Absolu.

Il n’existe en ce point ni concept, ni parole, pour exprimer la Réalité. C’est l’image bouddhique de l’être parfaitement libéré dans le sans-nom, le sans-forme et qui est alors devenu ce qui est.
Dans le troisième cercle, le corps n'est plus, tout est esprit. La nudité architecturale témoigne de l'apaisement du monde de l'esprit. Il n'y a plus de bas-reliefs car il n'y a plus de manifestation, de représentation.


Au contraire, dans sa verticalité descendante, l’ensemble du Borobudur révèle le mode des manifestations. Le point ultime est à la fois l’être du stupa (notre infini présent), et cet être de toute création qui ne cesse jamais d’engendrer l’infini de toutes les créations dans toutes les dimensions de l’espace-temps.
 
Cette identification du Borobudur avec les 3 mondes  bouddhiques nous paraîtrait justifier si les concepteurs du monument n’avaient pas changé de doctrine au cours même de l’édification du monument.

Le monde des désirs est représenté par les 4 galeries carrées, le monde des formes par les 3 terrasses rondes et le monde du sans-forme par le stupa terminal.
Les étages du Borobudur symbolisent les 4 stages de méditation, stages devant progressivement mener au  Nirvana, à l’état de parfaite béatitude sans désir et sans conscience conduisant à la cessation du cycle des naissances et renaissances et, par conséquent, à l’arrêt définitif de toute souffrance.Le premier stade consiste en la discrimination entre les choses bonnes ou mauvaises, et en l’exclusion, de tout ce qui est considéré comme mauvais. 


Dans le deuxième stade de méditation, il y a apaisement des activités spirituelles et pure allégresse. 

Le troisième consiste en la suppression de la notion de félicité, en l’atteinte à la pleine conscience et à la béatitude sans pensée agissante. 


Le quatrième stade enfin est l’état atteint de la pureté totale, d’imperturbabilité et de présence d’esprit.